Conte de Noël offert par Philippe Bédard

 LE NOËL DE RAFFA

 

 

Durant mon enfance, je fréquentais le Patro Saint-Vincent, maintenant disparu, sur la Côte d’Abraham.  Les frères de Saint Vincent-de-Paul, qui s’occupaient de remplir de jeux et d’activités nos journées de congé et celles des vacances d’été, possédaient un art très spécial. Le don de raconter de longues histoires. Je vous parle des années autour de 1940. Le cinéma n’avait pas encore produit les beaux films que nous avons maintenant. Il faudrait attendre encore une dizaine d’années avant que naisse le petit écran. On devait se contenter d’histoires racontées auxquelles nos imaginations ajoutaient des décors et créaient des héros.

 

Chaque jour, après avoir joué jusqu’à trois heures de l’après-midi, ils nous réunissaient dans une grande salle. Nous devions être près de deux cents, assis sur des estrades de bois.  Tout à coup, un retentissant son de cloche. À part un avertissement d’incendie, rien n’aurait pu rompre le silence que suspendrait une longue histoire qui allait s’étirer et durer pendant deux mois.  Après Les Contes du lundi de Daudet, on aurait pu dire Les « Contes de l’après-midi des frères du Patro ».

 

Il arriva, un mois de décembre, qu’une tempête de neige avait persisté pendant trois jours et même fermé les écoles. Cela nous avait privés de jouer au hockey, le samedi suivant. La neige abondamment accumulée et durcie par le vent,  nous avait astreints à dégager la patinoire sans même pouvoir y jouer.  Nos petits bras, pas encore bien musclés, étaient épuisés d’avoir pelleté jusqu’à trois heures de l’après-midi.  Seule, la pensée de terminer cette éprouvante journée avec une histoire avait maintenu notre courage. Et c’est alors que le frère Bérubé nous présenta son conte de Noël.

 

Cette année-là, c’est à lui que la communauté avait confié la réalisation de la crèche dans la grande chapelle et c’est à cet endroit qu’il nous avait réunis. Cela n’aurait pas été possible durant les vacances de l’été mais, durant l’année scolaire, nous étions beaucoup moins nombreux à fréquenter cette institution. Il faut dire que notre surprise fut grande car, à part les messes, il ne se passait rien d’autre, dans ce lieu sacré rempli d’un silence religieux, que seules les voix du prêtre et de la chorale pouvaient rompre.

 

Nous pénétrâmes donc dans la chapelle toute hantée d’ombres qu’animaient quantité de lampions qui priaient aux pieds des statues endormies dans les ténèbres.  Il nous fit asseoir devant la crèche déjà achevée.  À ce moment, nous étions un peu déçus.  On présumait qu’il raconterait l’histoire de la nativité de Jésus.  Une histoire qu’on nous avait tant de fois répétée donc dépourvue de l’habituel suspens  qui nous ligotait pendant habituellement.

 

Ce jour-là, sa voix n’avait pas la même tessiture et ses yeux, ses gestes semblaient soulever comme des flocons de neige dessinant des images dans la voûte sombre.  Plus il parlait, plus les personnages s’animaient dans nos petites têtes.  Marie et Joseph étaient vraiment en adoration devant l’Enfant-Jésus.  On imaginait même la chaleur de

l’haleine du bœuf et de l’âne. Seuls les mages et leurs chameaux demeuraient distants et sans mouvements car, c’est des bergers qu’il ne cessait de nous parler, de nous les décrire dans leur attitude toute simple. Et, parmi ceux-ci, il se mit à raconter l’histoire  de celui qui tenait un petit mouton dans ses bras repliés.

 

Ah! ce petit berger! Ce tout petit berger! Sans le vouloir, il allait créer tout un émoi.

Imaginez que, de retour à leurs pâturages, mystifiés par ce qu’ils avaient vu, incapables de trouver le sommeil, les bergers avaient passé le reste de la nuit à échanger sur ce qui leur était arrivé: l’étoile au-dessus de la grotte, les anges qui chantaient dans le ciel, l’âne et le bœuf près d’un petit bébé…  Personne ne s’inquiétait des moutons ni des petits pâtres qui, eux,  sommeillaient sous un ciel piqué d’étoiles comme jamais auparavant.  Enfin, l’un après l’autre, avec des sourires d’ange sur leurs visages remplis de rêves célestes,  les adultes s’étaient assouplis à leur tour. Ce n’est que le lendemain matin,  qu’ils constatèrent avec étonnement que le petit Raffa manquait. On s’inquiéta. On fit le tour des champs.  On fouilla dans les buissons. Impossible de le retrouver.

 

L’inquiétude collective inventa alors mille hypothèses, toutes un peu confuses comme l’était demeuré le souvenir de la dernière nuit.  S’était-il égaré sur le chemin du retour sans qu’on s’en aperçoive? Un loup l’aurait-il attaqué et traîné quelque part; dévoré peut-être? S’était-il simplement endormi sur le bord de la route?  Il fut convenu de prendre à rebours le chemin de la grotte, de chercher derrière les arbustes et d’interroger les gens qu’on rencontrerait. Le soleil montait toujours. La fatigue et le désespoir s’installaient et on ne voyait pas le petit Raffa. 

 

Lorsque, de loin, ils aperçurent de nouveau la grotte,  ils n’avaient plus aucun espoir de retrouver le retrouver.  Ils avaient parcouru tout le chemin, épiant les plus petits recoins, scrutant attentivement le plus loin qu’ils pouvaient dans les champs, descendant dans les ravins…leurs recherches étaient restées vaines.  Avant de retourner chez eux, ils décidèrent quand même de faire une autre visite à ce couple et l’enfant dans la grotte. 

 

Là, comment exprimer leur surprise.  Le petit Raffa était assis sur les genoux de Marie qui lui parlait en riant alors que l’Enfant-Jésus dormait doucement, emmailloté dans des langes blancs. Raffa s’aperçut à peine de leur arrivée.  De toute évidence, il n’était pas conscient de l’émoi qu’il avait causé  et des recherches désespérées qu’il avait occasionnées. 

 

Marie qui leur apprit que, pendant qu’ils étaient tous à contempler l’Enfant-Jésus, Raffa avait retiré du feu un tison refroidi et, sur une pierre longue et plate, il s’était mis à dessiner son portrait. « Regardez, comme c’est bien fait », leur dit-elle. Personne ne savait comment réagir à ce qu’ils voyaient : Raffa sur les genoux de Marie, son portrait ressemblant sur la pierre…Était-ce un rêve?

 

Le père et la mère de Raffa, sûrement les plus heureux du groupe parce qu’ils avaient retrouvé leur enfant, se mirent à rire, à serrer la main de Joseph, à parler à Marie.  « Nous avons un peu de nourriture dans nos besaces, dit le père.  Accepteriez-vous de manger avec nous car la faim nous est revenue et vous n’avez peut-être pas de nourriture ici?»

 

Et le frère Bérubé nous affirma alors que jamais on retrouverait cette belle histoire dans la Bible.  Peut-être parce qu’elle est trop belle, trop merveilleuse pour y croire.  Mais, laissez-moi vous dire qu’elle eut une suite, quinze siècles plus tard.  La légende veut qu’en 1483,  l’âme du petit Raffa fut réincarnée dans le corps d’un petit enfant né dans la petite ville d’Urbino, en Italie.  Ses parents n’auraient pu deviner quel cadeau le Ciel leur envoyait, à l’humanité tout entière aussi.  Et comment expliquer la coïncidence; les parents l’appelèrent RAPHAËL.

 

Chose surprenante encore, tout jeune, il manifesta un talent extraordinaire pour le dessin.  Son père le confia à un grand maître et il devint l’illustre peintre Raphaël dont   les plus grands musées du monde conservent les chefs-d’œuvre et, parmi elles, de nombreuses toiles représentant la Madone.

 

Il devint le peintre officiel des papes Jules II et Léon X  qui confièrent à son talent, la décoration de plusieurs salles du Vatican. C’est à ce moment qu’il se lia d’amitié avec les géants  de la Renaissance comme Michelangelo et Léonard de Vinci….

 

Ainsi s’acheva le conte de Noël du frère Bérubé, ce 23 décembre.  On n’avait jamais entendu un aussi bon conte de Noël.  On est retourné à nos demeures et je suis certain que, comme moi, mes compagnons, n’ont jamais plus vu la crèche de leur église de la même façon.

 

Philippe Bédard


 

 

 

 

 

 

 

 

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